Portiragnes, Biterrois, Languedoc
Le village de Portiragnes (34), anciennement appelé Pourcairagnes ou Pourcairagues, fut probablement le lieu d’origine de la célèbre trobairitz Azalaïs de Porcairagas qui vécut à la fin du 12e siècle.
Sa Vida nous apprend : « N’Azalais de Porcairagues si fo de l’encontrada de Monpeslier, gentils domna et ensenhada. Et enamoret se d’En Gui Guerrejat, qu’era fraire d’En Guilhem de Monpeslier. E la domna si sabia trobar, e fetz de lui manhtas bonas cansos« .
En effet, nous trouvons bien une famille de Porcairagas, vassale des vcomtes de Béziers, à la tête de la seigneurie dans les années 1065 1. Dans la première moitié du 12e siècle, ce fief passa à la famille de Pézenas (34) avec le mariage d’Azalaïs2, fille et héritière de Rostaing de Porcairagas avec Pierre de Pézenas.
Le grand tourbillon de la croisade et de l’annexion au royaume de France changea tout le paysage social et politique de la région. Ainsi, Portiragnes et plusieurs autres localités des environs tombèrent dans l’escarcelle d’un des principaux lieutenants de Simon de Montfort : le Maréchal Gui de Lévis. La famille de Lévis, originaire d’Île-de-France, se maintint en Languedoc pendant les siècles suivants, et tint la seigneurie de Portiragnes jusqu’au 17e siècle au moins.
Les de Lévis, seigneurs de Portiragnes
La seigneurie de Portiragnes semble avoir formé avec celles de Sérignan, Sauvian, Valras, Cers et Villeneuve-les-Béziers (localités de l’Hérault), un ensemble féodal cohérent duquel les Lévis furent les principaux seigneurs3
A partir du 15e siècle au moins, les seigneuries directes de ces lieux étaient le plus souvent arrentées par leur seigneur. Par exemple, en 1402, Roger-Bernard de Lévis arrente ses terres et revenus de Sérignan, Sauvian, Portiragnes et Villeneuve pour 5 ans à Raymond Taverne, marchand de Carcassonne, pour 700 livres tournois. Ainsi, nous gardons quelques actes d’arrentement passés par les Lévis en 1505, 1508 ou encore 1510.
Mais dans un premier temps, les Lévis ne furent pas seuls seigneurs de ces domaines et nous trouvons en 1472, Louis Ninart4, conseiller du roi et seigneur de Tournefeuille (31), acquérir les droits de Jean des Deux-Vierges, seigneur de Montpeyroux (34), sur Villeneuve, Sérignan, Portiragnes, Cers et Valras. Quelques années plus tard (1498), son fils Jean ninart rend foi et hommage au roi pour ce qu’il tient à Sérignan (le château et un tiers de la juridiction), Sauvian, Villeneuve, Cers, Valras et Portiragnes.
Il faut attendre le 21 septembre 1507 pour voir Jean V de Lévis acheter à noble Jean Ninart, secrétaire du roi en la chancellerie de Toulouse et seigneur de Tournefeuille, la moitié de Sérignan et Valras et tout ce qu’il avait à Villeneuve, Portiragnes, Cers, Sauvian et dan la ville de Béziers.
L’église Saint-Félix
L’église paroissiale de Portiragnes, dédiée à Saint Félix, était à la tête d’un prieuré dépendant de la cathédrale Saint-Nazaire de Béziers, depuis au moins le 12e siècle. Elle fut rebâtie au commencement du 14e siècle en pierre basaltique, comme plusieurs églises des environs. Nous avions déjà vu que ce matériau local n’était pas très propice à la sculpture en général et à l’héraldique en particulier5. Ainsi, dans tout l’édifice, nous ne trouvons qu’une clé de voûte de calcaire, ornée d’un écu figuré avec son lien de cuir, la guinche. Malheureusement, il ne porte pas trace de gravure et devait être simplement peint aux armes de son propriétaire qui demeure donc inconnu.
Mais ce qui intéressera plus l’héraldiste se situe sur le mur intérieur occidental de l’édifice, encadrant un grand portail ajouté au 18e siècle. Il s’agit d’une grande litre funéraire très effacée qui se prolonge sur toute la longueur du mur à une hauteur d’environ 2,20 mètres.
La longue bande peinte de noir est ornée de deux décors héraldiques identiques très difficile à déchiffrer. Une observation plus attentive révèle la présence dans chaque décor de deux écus accompagnés de leurs supports et superposés, comme si deux litres avaient été peintes l’une sur l’autre à deux moments différents.
Pour mieux comprendre cette composition, nous avons souligné sur les photos les grandes lignes qui restent des peintures, en utilisant une couleur différente pour chaque écu.
En noir, on peut distinguer la silhouette d’un grand écu couronné et supporté par deux animaux, probablement des lions. il semble que cet écu de grande taille soit le plus ancien et peint en premier. Du coup, sa lecture est difficile mais un élément déterminant apparaît au franc-quartier senestre, sous la forme de chevrons ou d’un chevronné d’or et de sable qui n’est pas sans rappeler les armoiries de la famille de Lévis, citée plus haut. On peut y distinguer aussi la trace d’un écusson posé en abîme. Ces éléments nous invitent à penser qu’il s’agit des restes des armoiries d’Anne de Lévis (1569-1622 qui portait « écartelé au 1 bandé d’or et de gueules qui est de Villars ; au 2 d’or à trois chevrons de sable qui est de Lévis ; au 3 de gueules à trois étoiles d’or qui est de La Roche-en-Régnier ; au 4 d’argent au lion de gueules qui est d’Anduze ; sur le tout échiqueté d’or et de gueules qui est de Ventadour ».
Une remarque doit être faite sur ces armoiries complexes. Traditionnellement, c’est le quartier de gueules à trois étoiles d’or qui est attribué au lignage d’Anduze (30) mais cela est une erreur transmise d’héraldiste en héraldiste depuis trop longtemps. En effet, comme nous l’avons montré déjà dans notre article sur le château de Saint-Etienne-Vallée-Française6, la famille d’Anduze a toujours porté au fil des siècles un lion de gueules sur champ d’argent. C’est donc bien le dernier quartier qui rappelle l’alliance des Lévis avec le lignage cévenol7.
Mais alors, d’où vient le quartier aux trois étoiles? C’est un article de Pascal Bois et Martin de Framond, publié dans les Cahiers de la Haute-Loire8 qui vient nous donner la réponse à cette énigme. En effet, ces auteurs y démontrent que l’écu de gueules à trois étoiles d’or correspond aux armoiries des seigneurs vellaves de La Roche-en-Régnier (43), grâce en particulier, au manuscrit enluminé et armorié de la Bible de Philipe IV de Lévis (v.1380-v.1440)9, aïeul d’Anne.
Pour revenir sur Anne de Lévis, ce personnage très important à cette époque, Gouverneur et Sénéchal de Limousin, Lieutenant Général de la province de Languedoc et Pair de France, fut un proche du roi Henri IV et de son fils Louis XIII10. C’est lui qui apaisa les guerres de religion dans les Cévennes dans le premier quart du 17e siècle. Il mourut de maladie le 8 décembre 1622 à Beaucaire (30) où il venait de présider les Etats Généraux de la Province de Languedoc. Les chroniques du temps nous content que l’émotion fut grande après sa mort et il n’est pas étonnant qu’une litre à ses armes ait été peinte dans un de ses fiefs du Languedoc à cette occasion.
A une époque postérieure, un autre écu plus petit fut peint par dessus les armes d’Anne de Lévis. Nous l’avons souligné en rouge. Nous retrouvons deux lions comme supports mais ici, les armes peuvent être blasonnées ‘d’or à la bordure componée de sable et d’argent » mais l’état de la peinture invite à la plus grande prudence pour l’identification des émaux. Aussi bien, le champ de l’écu était porteur de meubles complètement disparus aujourd’hui. L’ensemble paraît reposer sur une sorte de mont décoratif de couleur blanche.
Ces armoiries n’ont pas été identifiées pour le moment11 mais devraient correspondre à celles d’un lignage qui possédât, au moins en partie, la seigneurie éminente ou directe de Portiragnes au cours du 18e siècle. Seule une étude approfondie de cet aspect de l’histoire locale pourrait permettre d’identifier cet écu.
Nous voyons que l’exemple de Portiragnes nous montre combien de modestes vestiges, même dans un état de conservation déplorable, peuvent se révéler intéressants pour retracer certaines périodes de l’histoire locale.
Olivier Daillut-Calvignac
- C.Duhamel-Amado, Genèse des lignages méridionaux T.2 Portraits de familles – Portiragnes p.53, UTM, Toulouse, 2007.
- Probablement pas la même personne que la trobairitz vu qu’elle est déclarée défunte en 1152, voir C.Duhamel-Amado, « Femmes entre elles – Filles et épouses languedociennes 11è-12è siècles », in Femmes – Mariages-Lignages 12è-14è, mélanges offerts à Georges Duby, De Boeck Université, 1992, p.132..
- Toutes les informations que nous donnons sur l’histoire de ces seigneuries sont tirées de Archives du château de Léran, Inventaire historique et généalogique des documents des branches de la maison de Lévis, Toulouse, 1909, Tome 3.
- La famille Ninart, d’origine picarde, est connue à Amiens et Pont-de-Metz (80) depuis le 14e siècle. On peut penser que ce sont les charges acquises par certains membres de la famille au service du roi qui leur donnèrent l’occasion de s’implanter dans le sud du royaume.
- Voir notre article sur Agde (34) en suivant le lien https://eraldica-occitana.com/agde-vila-vielha/
- https://eraldica-occitana.com/sant-esteve-de-val-francesca-castel-de-cambiaire/
- Les Layre de Cornillon (Saint-Paul-en-Cornillon, 42), originaires du Forez et habituellement associés à ce quartier portaient bien un lion mais entouré d’une bordure engrêlée comme on peut le voir sur tous les sceau familiaux conservés dans la collection Clairembault (G.Demay, Inventaire des sceaux de la collection Clairambault à la Bibliothèque Nationale, Tome 1, 1885, n°5007 à 5010).
- P. Bois e M. de Framond, Les premières générations des Lévis, seigneurs de Roche-en-Régnier (XIVe-XVe siècles), Cahiers de la Haute-Loire, année 2016, p.37-77.
- BNF, Ms Fs 6, daté d’après 1432.
- Sur ce grand seigneur du 16e siècle, nous renvoyons le lecteur vers le site https://www.medarus.org/Ardeche/07celebr/07celTex/ventadour_anne.htm
- On trouve deux occurrences d’écus « d’or à la bordure componée de sable et d’argent » présentes dans l’Armorial Général de France, établi à la toute fin du 17e siècle donc probablement contemporain de la réalisation de cette seconde litre. Malheureusement, elles sont relatives à des personnages très éloignés de notre village languedocien AGF VI, Bourgogne, p.944 e AGF III, Béarn, p.44.
