Leucate, monuments civils

Leucate, Narbonnais, Languedoc

La commune de Leucate (11) marque la frontière littorale sud des Pays Occitans, avant d’entrer dans la plaine du Roussillon catalan.

Cette ancienne fondation grecque massaliote1 du 8e siècle avant J.C. a une histoire très riche. Ce fief dépendant du vicomté de Narbonne et tenu par la famille de Leucate entre les 11e et 13e siècles, tenait un important château juché sur une éminence calcaire qui domine le village actuel.

Vue des ruines de la forteresse de Leucate (photo Arno Lagrange, WWikipédia).

Au 17e siècle, ce château féodal laissa la place à une forteresse royale qui faisait face au fort de Salses (66), tenu par la couronne d’Espagne. En août 1637, dans les premières années de la Guerre de Trente Ans, une armée d’invasion espagnole assiégea Leucate. La place était défendue par le gouverneur Hercule de Barri accompagné de sa femme Françoise de Cézélly, fille du seigneur de Saint-Aunès (34). La petite garnison fut secourue à la fin septembre par l’armée et les milices de Languedoc. La bataille se déroula pendant la nuit du 28 et vit la victoire des troupes du roi de France, mettant un terme à la tentative d’invasion des monarques castillans.

Cette terrible bataille est commémorée par un monument, érigé en 1899 sur la place principale de Leucate. Il est dominé par la statue de Françoise de Cézélly qui écrivit aux consuls de Narbonne pour appeler les renforts et participa activement à la défense héroïque de la ville.

Les pertes furent importantes de part et d’autre et la noblesse de Languedoc perdit quelques personnages de premier plan comme Alexandre de Lévis, marquis de Mirepoix (09), qui fut tué pendant l’attaque du fortin espagnol de Cervellón2 au bord de l’étang. Cet événement est évoqué sur une des faces du monument qui présente un bas-relief figuratif.

On remarque sur la sculpture les armes de Lévis « d’or à trois chevrons de sable », figurées sur la bannière que tient le cavalier mourant.

Le bas-relief figurant de l’autre côté du monument rappelle pour sa part, la blessure de Jean-François de Chefdebien. Dans l’angle inférieur gauche, nous trouvons ses armoiries représentées.

La famille de Chefdebien 3 d’origine poitevine et établie en Languedoc au milieu du 16e siècle, portait « d’azur à la fasce d’argent accompagnée de deux lions léopardés d’or, armés et lampassés de gueules 1 en chef et 1 en pointe, celui de la pointe contourné ». Le père de Jean-François, René de Chefdebien, avait vendu les domaines poitevins pour acheter la seigneurie de Puysserguier (34), qu’il échangea plus tard contre celle d’Armissan (11) et de Quatorze (cne de Villelongue-d’Aude, 11), près de Narbonne. Ainsi le lignage s’installa en pays narbonnais. Jean-François, qui eut la jambe gauche traversée par un coup de mousquet pendant la bataille de Leucate, continua de servir dans les armées royales et mourut en 1644.

Son fils Gilbert de Chefdebien et ses petits-fils, Jean-François et Jean, firent enregistrer leurs armoiries dans l’Armorial Général de France à la toute fin du 17e siècle. On peut les observer dans le volume 14, le premier consacré aux armoiries de la province de Languedoc. Nous y voyons que, contrairement aux armes représentées sur le monument, le lion léopardé de la pointe n’est pas représenté avec la tête tournée à dextre. Par contre, nous pouvons voir que le cadet Jean, brisait les armes plaines d’une croisette de gueules posée sur la fasce d’argent, en référence probable à son état d’ecclésiastique.

De l’autre côté de la grande esplanade centrale de Leucate, nous trouvons un autre monument érigé cette fois-ci, à la gloire de la République.

Il nous intéressera car y figurent les armoiries de la ville de Leucate qui peuvent se blasonner : « parti de gueules à l’oie d’argent becquée et membrée d’or, et d’azur à une tour donjonnée d’or ; au chef de sinople chargé d’une clé posée en fasce, les dents vers le haut ».

Nous retrouvons le même écu sur la façade de l’hôtel de ville, dans un style plus contemporain.

Ce sont cependant des armoiries très différentes que l’on peut trouver enregistrées dans l’Armorial Général de France de Charles d’Hozier 4 établit à partir de 1696. En effet, la communauté de Leucate y est affublée d’un écu « d’azur à la fasce d’argent fuselée de gueules ».

AGF vol.14, p.218.

Ces dernières armoiries ne furent jamais utilisées par la commune. En effet, nous savons que le recensement des armoiries du royaume, commandé par le roi Louis XIV aux services de Charles d’Hozier, avait pour principal objectif, de faire entrer de l’argent dans les caisses capétiennes vidées par les fastes du règne et les guerres du Roi Soleil. Et tous les porteurs d’armoiries réelles ou présumées, individus comme institutions, durent les faire enregistrer contre le paiement d’une somme d’argent de 20 livres.

On comprend alors aisément que plusieurs institutions ou personnes essayèrent d’échapper à cet impôt caché, en omettant de déclarer leurs armoiries. Le problème fut, pour les institutions et en particulier les communautés, l’obligation d’avoir des armoiries enregistrées, même si pour une grande part d’entre elles, elles n’en avaient jamais utilisées avant. Les fonctionnaires de Charles d’Hozier inventèrent alors des milliers d’armoiries imaginaires pour les attribuer d’office aux contribuables qui n’en possédaient pas jusque-là ou qui, probablement comme Leucate, ne les avaient pas fait enregistrer comme demandé.

Dans un article paru dans le bulletin mensuel d’information municipale n°46 de juillet 2010, Jacques Hiron s’étonnait de la coexistence de ces deux armoiries pour une seule ville et finissait par se demander quelles étaient les armoiries véritables de Leucate.

Il est plus que probable que la ville de Leucate utilisaient les armoiries associant l’oie, la clé et la tour avant le recensement de Charles d’Hozier. En effet, nous savons que l’oie figurait déjà en 1638 sur un jeton commémorant le siège de l’année précédente. Mais la communauté essaya sûrement d’échapper à la taxe et ne déclara pas ses armoiries. Alors, l’administration lui en imposa qui furent enregistrées dans l’Armorial Général mais qui ne remplacèrent jamais dans la pratique, les armes traditionnelles de la ville.

Quant à la question que se posait l’auteur de l’article par rapport à la justification de la présence d’une oie dans les armoiries municipales, elle nous permet encore une fois, d’insister sur l’importance de la maîtrise de la langue occitane pour bien interpréter le langage héraldique occitan.

En effet et nous allions dire, bien évidemment, il faut voir dans l’oie (l’auca en occitan) une figure parlante pour la ville de Leucate/Laucatte5 associée à la tour représentant la forteresse et à la clé de la ville, si précieuse, que tient fièrement la statue de bronze de Françoise de Cézélly, l’héroïne du siège de 1637.

Olivier Daillut-Calvignac

  1. Le toponyme Leucate vient du grec leukos = blanc ; voir B. e J.J. Fénié « Toponymie occitane » ed. Sud-ouest 1997
  2. Du nom du comandant espagnol qui le défendait.
  3. Sur l’histoire et la généalogie de cette famille, voir J.B. de Courcelles « Dictionnaire universel de la noblesse de France », vol.4, 1821 p.344-350. Le lignage laissa des archives importantes mais malheureusement en grande partie perdues aujourd’hui, voir https://archivesdepartementales.aude.fr/sites/default/files/media/files/Sous_serie_167J_Famille_Chefdebien.pdf
  4. Sur cet armorial voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Armorial_g%C3%A9n%C3%A9ral_de_France
  5. Cette double prononciation/graphie est d’ailleurs attestée dans l’Armorial Général – voir ci-dessus.

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