Villefranche-de-Rouergue, peintures murales – nouvelles interprétations

Dans un précédent article1, nous avions proposé de voir dans le décor monumental d’une maison médiévale de la rue Bastide, un programme de promotion des alliances prestigieuses passées du lignage rouergat des La Valette de Morlhon-Sanvensa, au faîte de sa puissance au milieu du 14e siècle. Cette évocation aurait pris, comme nous le pensions alors, l’apparence d’un tournoi opposant un vicomte de Narbonne et un seigneur de Lévis à la cour du dernier comte de Rodez, quelques décennies avant la réalisation de cette œuvre. L’éloignement chronologique important entre la réalisation du décor et les faits représentés constituait cependant une limite importante à cette hypothèse apparemment séduisante.

Photo R.Laurière

Les conclusions de l’étude des peintures murales du château de Theys (Theys, 38) tirées par Térence Le Deschault de Monredon2, apportent un regard nouveau sur la signification qu’ont pu porter les scènes de joute opposant deux chevaliers affrontés, dans les décors domestiques de l’aristocratie médiévale. En effet, au-delà de la narration de batailles historiques ou de l’évocation symbolique d’antagonismes féodaux entre seigneurs, l’exemple de Theys a montré que la figuration d’un tournoi pouvait aussi évoquer l’alliance entre deux lignages, mise en scène dans un environnement courtois, propre à la chevalerie des 13e et 14e siècles.

La présence dans l’ensemble découvert à Villefranche, d’une figure typique de « femme au faucon » avec tous ses attributs symboliques sexuels3, nous pousse à penser que nous sommes, ici aussi, dans la mise en scène courtoise d’épousailles entre deux membres de l’aristocratie de cette époque.

« La femme au faucon » (Photo R.Laurière)

Nous nous sommes donc lancés dans la recherche d’alliances entre les vicomtes de Narbonne et la maison de Lévis, qui auraient pu être contractées pendant le 14e siècle.

L’étude attentive des sources généalogiques à notre disposition4 nous a amené à identifier effectivement deux mariages entre des fils de Narbonne et des filles de Lévis au cours de ce siècle.

Les alliances Narbonne-Lévis au XIVe siècle.

Guillaume de Narbonne et Gaillarde de Lévis (v.1325)

Autour de 1325, Guillaume de Narbonne, fils cadet du vicomte Amaury II (1298-1328), épousa Gaillarde de Lévis, fille de Thibaut 1er de Lévis seigneur de Montbrun (Montbrun-Bocage, 09)5. Ce mariage, qui pourrait sembler très éloigné géographiquement du Rouergue, mérite cependant une certaine attention étant donné que Jeanne, la propre soeur de Guillaume, avait épousé de son côté Déodat de Sévérac, seigneur important du Rouergue oriental6. Nous savons que certains domaines de ces barons se situaient plus à l’ouest jusqu’au Panadès, avec les biens qui leur venaient des seigneurs de Panat (cne de Clairvaux-d’Aveyron, 12)7. Pourtant, cet événement nous semble trop précoce par rapport à la datation que nous pouvons proposer des peintures.

En effet, si Térence Le Deschault de Monredon proposait de situer la réalisation de ce décor vers 1340-13508, certains éléments de l’armement défensif des deux chevaliers nous invite à reculer cette datation de une ou deux décennies. Ce sont les jambières métalliques du combattant de droite qui nous livrent ces précisions chronologiques. En effet, les protections de jambes connaissent à partir de 1350 une évolution importante avec l’ajout à la trumelière qui ne protégeait jusque-là que le tibia, d’une protection de cuir ou de métal appliquée sur le mollet, et appelée grève. Dans un premier temps, ces deux éléments indépendants furent reliés par des courroies de cuir. Il fallut attendre les années 1360-1370 pour voir apparaître une protection métallique complète ou trumelière et grève étaient fixées par un système de charnières latérales rectangulaires, positionnées sur la ligne verticale de la jointure9. Ces charnières se voient ici clairement sur la jambe du chevalier de Lévis, à droite de la composition.

Détail des jambières du chevalier de droite. (Photo R.Laurière)

Cet écart chronologique de 40 ans invite donc à relativiser la pertinence de cette première piste d’identification.

Amaury IV de Narbonne-Talairan et Constance de Lévis (v.1360)

Justement, quelques décennies plus tard, vers 1360, Amaury IV de Narbonne de la branche des barons de Talairan (Talairan, 11), épousait en secondes noces Constance de Lévis, de la branche des seigneurs de Léran (Léran, 09)10. Comme nous allons le voir, les Narbonne-Talairan avaient eux, de longue date, de nombreux liens avec la noblesse du Rouergue.

Dans la seconde moitié du 13e siècle, la branche cadette des seigneurs de Talairan s’était détachée avec Amaury, fils du vicomte Amaury Ier et de Philippa d’Anduze. Amaury Ier de Narbonne-Talairan épousa en 1267, Algayette, fille du comte Hugues IV de Rodez11. Ainsi, ce seigneur des confins du Narbonnais et du Termenès mit un premier pied en Rouergue. Leur fils Amaury II devint gouverneur du comté de Rodez pendant la minorité du comte Jean Ier d’Armagnac de 1319 à 132412, il reçut le lieu et mandement d’Agen-d’Aveyron (12)13, le quart de Prades-de-Salars (12)14 et de Pont-de-Salars (12), une part de Canet-de-Salars (12)15, les villages de Belvezet (cne de Saint-Léons, 12) et de Puech Testes (cne Pont-de-Salars, 12) avec les droits de justice jusqu’à 60 sous. Ainsi, les Narbonne-Talairan entrèrent complètement dans le réseau féodal rouergat.

Le fils d’Amaury II et de Nade de Clermont-Lodève – Amaury III – épousa d’ailleurs une dame du Rouergue – Sibylle d’Arpajon – fille du seigneur de Calmont-de-Plancatge, (12), d’une branche cadette des comtes de Rodez. Ce sont eux qui enfantèrent Amaury IV qui allait épouser Constance de Lévis vers 1360.

Nous voyons donc que cette piste semble bien plus pertinente pour tenter d’identifier le ou les commanditaires de nos peintures murales. Le fait que les armoiries de Narbonne soient représentées en position éminente dans le quadrilobe, milite fortement pour voir dans cette famille la volonté de réaliser ce décor monumental, pour garder le souvenir d’une alliance importante.

Alliances rouergates dans la généalogie des vicomtes de Narbonne au XIVe siècle

Quel lien avec Villefranche ?

Il reste cependant à trouver le lien entre Amaury IV de Narbonne-Talairan et la maison de la rue Bastide de Villefranche. En effet, les domaines rouergats tenus par sa famille, centrés sur les contreforts occidentaux du Lévézou, apparaissent bien éloignés de notre bastide royale. La famille de Narbonne n’apparaît d’ailleurs aucunement dans les annales de la ville16, tout comme la famille de Lévis.

Façade de la maison médiévale – rue Bastide

Une donnée généalogique pourrait cependant venir ouvrir une voie d’explication. En effet, selon J.-B. Courcelles17, Jean d’Arpajon, co-vicomte de Lautrec (81) et oncle maternel d’Amaury IV, aurait épousé en premières noces avant 1354, une certaine Jeanne de Morlhon de Sanvensa, avant d’épouser Hélène de Castelnau-Montratier, avant 1358 (voir le tableau généalogique ci-dessus). Certes la fenêtre est étroite et les éléments assez fragiles, mais nous pourrions tenir ici une hypothèse digne d’intérêt.

Nous avions déjà évoqué la puissance des seigneurs de La Valette de Morlhon de Sanvensa à Villefranche18, notamment à partir du mariage de la riche héritière Douce de Morlhon avec Jourdain III de La Valette. Nous avions vu comment ce seigneur avait fait bâtir à ses frais une partie de la muraille urbaine et une des tours principales défendant l’enceinte de la ville19.

Le mariage de Jean d’Arpajon avec Jeanne ne dura donc que très peu de temps et s’acheva probablement avec la mort de cette dame, dans des circonstances que nous ne connaissons pas. Ce seigneur aurait cependant pu conserver de cette première union certains biens dans la bastide, au titre de la dot de sa défunte épouse. Même si nous n’avons pas trouvé trace de Jean d’Arpajon à Villefranche, il pourrait avoir un lien avec ce seigneur d’Arpajon cité dans les annales de la ville et qui obtint la grâce du député des consuls, Pierre Polier, venu en 1364 à Rignac (12), pour rencontrer le Prince de Galles, et qui refusa de prêter serment à la couronne d’Angleterre 20? Impossible de l’affirmer sans plus d’éléments historiques précis.

En revanche, comme co-vicomte de Lautrec21, Jean d’Arpajon partageait cette vicomté avec deux branches des Lévis22. Cette proximité féodale avec les cousins de Constance pourrait aussi représenter un élément de plus pour renforcer notre hypothèse.

Enfin, nous connaissons les rapports étroits qu’entretenaient dans l’aristocratie chevaleresque, l’avunculus (oncle maternel) et son neveu23. Ces relations privilégiées pourraient justifier une donation de Jean d’Arpajon à son neveu, d’une maison urbaine à Villefranche, à l’occasion de son mariage mis en scène dans un décor monumental de premier ordre.

La frise d’écus – une nouvelle piste d’identification

La frise d’écus présente au-dessous de la scène de joute, du fait de son état de conservation très fragmentaire, ne nous aide pas beaucoup à resituer le commanditaire dans un réseau d’alliances. Comme nous l’avions déjà dit, seuls deux écus étaient en partie visibles à l’époque de la découverte du décor. Cependant, la présence maintenant assurée d’un Lévis de la moitié du 14e siècle, nous amène à identifier potentiellement l’écu présentant une étoile d’or sur champ de gueules, comme les armes des seigneurs de La Roche-en-Régnier (43), alliés depuis 1336 à la branche de Lévis de Lautrec24, coseigneurs de cette dernière localité avec les Arpajon.

Ce dernier élément vient donc renforcer encore les hypothèses développées précédemment. Les liens féodaux et familiaux entre les lignages de Narbonne, Lévis, Arpajon et Morlhon de Sanvensa, pourraient être à l’origine de la présence de ce décor ici, en Rouergue occidental.

Néanmoins, ce faisceau de rapprochements et de suppositions constitue pour l’heure une base hypothétique qui demanderait à être étayée et appuyée par des recherches historiques plus précises à partir notamment de sources locales (compoix, livre terrier…) recoupées avec les données généalogiques à disposition. Pour l’instant, il faut bien avouer notre incertitude et espérer que des éléments nouveaux viendront un jour apporter quelques éclaircissements à la présence d’un seigneur de Narbonne à Villefranche-de-Rouergue. Le décor de « la femme au faucon » n’a pas encore livré tous ses secrets !

Olivier Daillut-Calvignac

  1. http://eraldica-occitana.com/villefranche-de-rouergue-peintures-murales/
  2. https://chateldetheys.com/medias/ Nous remercions chaleureusement Monsieur Le Deschault de Montredon de nous avoir indiqué cette nouvelle piste de recherche.
  3. En plus du faucon qui symbolise le sexe masculin, la présence de la levrette ou du lapin tenant une quenouille confirme que ces attributs sont clairement des symboles attachés à la sexualité et nous invitent à penser que nous sommes ici face à l’évocation de l’union entre un homme et une femme, probablement à l’occasion d’épousailles. Sur la figure de la « Femme au faucon », voir Le Deschault de Monredon, La femme au faucon, in L’image en questions – pour Jean Wirth, coll. Ars Longa n°4, Librairie Droz, Genève, 2013, p.155 et seq.
  4. Pour la maison de Narbonne, M.Berrut, La maison de Narbonne – Une histoire millénaire, C. Lacour éditeur, Nîmes, 1995, qui présente une synthèse critique de toutes les généalogies antérieures, H. de Barrau, Documens historiques et généalogiques sur les familles du Rouergue, Rodez, 1853, T.1, p.352 et seq. qui détaille les rapports que le lignage entretint avec le Rouergue. Pour les seigneurs de Lévis de Mirepoix, Archives du château de Léran – Inventaire historique et généalogique des documents de la branche de Lévis-Mirepoix, Toulouse, 1909, 4 tomes.
  5. M.Berrut, La maison de Narbonne, p.294-295.
  6. idem p.19.
  7. Depuis le mariage en 1232 de Gui de Sévérac avec Ricarde, héritière d’Hector de Panat, coseigneur de cet important château. Voir P. Tempère, Fragments d’un discours féodal – Balaguier, Mémoires de la Société des Amis de Villefranche et du Bas-Rouergue, p.136 et seq.
  8. Terence Le Deschault de Monredon, Le décor peint de la maison médiévale, Picard, 2015, p.322.
  9. C. Mézier, Les 5 chapitres – Encyclopédie de la défense corporelle au Moyen-âge (du Ve au XVe siècle), éd. Crépin-Leblond, 2005, p.358-361, précise que « l’iconographie de l’époque nous les figure comme de petits carrés ou rectangles par deux sur la ligne verticale de jointure ».
  10. La datation possible de cet événement est déduite de quelques éléments généalogiques. Amaury III épousa Sybille d’Arpajon en 1333 et en secondes noces Géralde de Son en 1346. Ses deux fils nés du premier lit, Amaury IV et Arnaud naquirent donc entre ces deux dates. Amaury IV se maria en premier avec Jeanne de Boussagues de laquelle il eut un fils mort jeune, avant d’épouser Constance de Lévis. Si nous le considérons né entre 1334 et 1344, son premier mariage peut être intervenu entre 1350 et 1360 et son second, assez rapidement entre 1355 et 1365. Ainsi, on peut proposer une date circa 1360 pour son mariage avec Constance.
  11. M.Berrut, op. cit. p.156 e Barrau, op. cit. p.353.
  12. Barrau, id. p.353, selon Bosc, Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue, 1797.
  13. Ce domaine faisait probablement partie de la dot de sa mère Algayette de Rodez, étant donné que l’on trouve des Narbonne comme seigneurs de cette localité déjà au 13e siècle.
  14. Où l’abbaye de Conques avait une part de la seigneurie, voir P. de la Malène, Parcours romans en Rouergue, t.2, p.257.
  15. Localité relevant aussi du comté de Rodez et dont la majeure partie de la seigneurie directe appartenait aux Hospitaliers des Canabières qui tenaient le village de Canet et les hameaux de Frontin depuis 1221. L’abbaye de Conques possédait pour sa part le hameaux de Conquette à l’ouest de la commune. P. de la Malène, op cit, t.2, p.256.
  16. E. Cabrol, Annales de Villefranche-de-Rouergue, 1860, tome 1.
  17. Cité par H. Barrau, Documens…, T.1, p.367.
  18. Cf notre article précédent http://eraldica-occitana.com/vilafranca-de-roergue-pinturas-muralas/
  19. Le retour innattendu du lignage de La Valette de Morlhon de Sanvensa dans notre champ de recherche constitue d’ailleurs un beau pied-de-nez !
  20. E. Cabrol, Annales de Villefranche-de-Rouergue, T. 1, p.259-262.
  21. Jean d’Arpajon tenait un douzième de la vicomté, hérité de sa mère Hélène de Lautrec, d’après Barrau, op. cit. T.1, p.365.
  22. La branche de Lévis-Lautrec issue du mariage en 1295 de Philippe de Lévis avec Béatrix de Lautrec (Archives du château de Léran – Inventaire historique et généalogique des documents de la branche de Lévis-Mirepoix, Toulouse, 1909, tome 4, p.19) et la branche de Lévis-Lagarde issue de l’union vers 1310 de François de Lévis avec Hélix de Lautrec (idem p.542).
  23. J.-L. Kupper rappelle que « L’autorité de l’oncle maternel, […] serait donc née d’une impérieuse nécessité : celle d’assurer, non seulement dans la descendance des hommes, mais aussi dans celle des femmes, la survie des biens, des dignités et de la puissance du lignage dont les uns comme les autres étaient issus. », L’oncle maternel et le neveu dans la société du Moyen-Âge, Bull. de l’Académie Royale de Belgique, 2004, 15-7-12, pp.247-262, à lire sur https://www.persee.fr/doc/barb_0001-4133_2004_num_15_7_23661
  24. Sur les alliances entre les Lévis et les La Roche, voir FRAMOND (M.de) e BOIS (P.), « Les premières générations des Lévis, seigneurs de Roche-en-Régnier (XIVe-XVe siècles). », Cahiers de la Haute-Loire, année 2016, p.37-88.

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